Nous connaissions la toise, la balance, le podomètre, éventuellement le compteur de calories ou le tensiomètre, mais toutes ces mesures restaient confidentielles.
Aujourd'hui, via des capteurs sensoriels agrafés, voire greffés au corps et reliés à nos ordinateurs, tablettes et autres smartphones, nous pouvons savoir si notre cœur bat plus vite, si nous transpirons anormalement, si nous sommes ralentis ou agités, stressés ou détendus.
Mais nos outils informatiques peuvent aussi détectés combien de fois nous avons ouvert notre frigo, combien de temps nous nous sommes allongés sur notre lit, combien de fois nous avons chaussé nos baskets, j'en passe et des meilleurs.
Au-delà du côté ludique et de l'intérêt potache pour ces nouveaux gadgets, méfions-nous car nous sommes en train de faire entrer Big Brother dans notre corps.
Il s'était déjà invité à tout connaître de nos comportements, de nos envies, de nos achats, de nos centres d'intérêt par l'analyse de l'utilisation de notre ordinateur.
D'aucuns crieront à la parano, d'autres ferons remarquer que les téléphones portables ont déjà sauvé des vies et que le "quantified self" est la garantie d'une surveillance renforcée pour les personnes dépendantes, insuffisantes cardiaques ou respiratoires. Ces derniers ont raison, dans ces cas précis, vive la technologie.
Quant à ceux qui ne voient dans cet engouement qu'un aspect ludique, ils sont bien naïfs. Nous sommes en fait, plus que devant un choix de société, nous sommes devant un choix d'humanité.
Il est probable que demain (ça existe déjà) nous soyons bardés d'implants dès la naissance pour tout connaître de notre état de santé.
Nous saurons si nous sommes un bon citoyen pour avoir mangé nos 5 fruits et légumes quotidiens, pour avoir réalisé nos 10 000 pas réglementaires, pour avoir dormi nos 8 heures indispensables, etc. Nous aurons des bons et des mauvais points. Nos cotisations sociales seront majorées ou minorées selon les cas.
Bref, le meilleur des mondes, c'est maintenant.
Le problème de tous ces gadgets électroniques, c'est la dépendance qu'ils génèrent à une vitesse à peine croyable. Au-delà de cette dépendance, ils nous infligent une privation sensorielle car l'électronique fait le travail à la place de notre système nerveux.
Nous risquons ainsi d'être peu à peu déconnectés de nous-même.
Le travail avait déjà commencé avec le recours strict au contrôle volontaire de nos comportements, de nos activités et de notre alimentation.
Les régimes alimentaires sont un très bon exemple de ce qui se passe quand on gère ses apports nutritionnels et caloriques à la seule force de l'intellect, sans prendre en compte nos sensations de faim et de rassasiement. Il est maintenant clairement établi que les régimes font plus ou moins maigrir à court terme, certes, mais qu'ils font tous grossir à long terme, avec une tendance à l'inflation au fil des ans.
Pourquoi ? Parce que le corps défend son poids. Parce que le non-respect des besoins sensoriellement détectés perturbe notre capacité à nous autoréguler.
Et plus on a recours à l'intellect pour gérer notre alimentation, plus notre comportement alimentaire se trouble : on finit par développer ce que les spécialistes appellent une "restriction cognitive".
Le saviez-vous : un individu normalement constitué, sans aucune connaissance diététique, indemne de troubles psycho-émotionnels, et se référant uniquement à ses sensations alimentaires, fait moins de 1% d'erreurs sur l'appréciation de ses besoins en nourriture quantitativement et qualitativement.
Un autre exemple nous démontre à quel point nos sensations sont indispensables à notre survie, il s'agit de nos sensations douloureuses. Ah si seulement on pouvait s'en débarrasser ! Bien sûr nul n'a envie d'avoir mal à moins d'être masochiste.
Mais la douleur est avant tout un signal d'alerte que nous envoie notre organisme pour nous informer d'un dysfonctionnement qui pourrait éventuellement mettre notre vie en danger.
Or il se trouve qu'il existe une maladie extrêmement rare qui s'appelle l'analgésie congénitale. Elle se manifeste par l'absence de sensations douloureuses et pourrait ainsi faire bien des envieux. Oui mais les traumatismes, brûlures, coupures, fractures ne sont pas ressenties et mettent ainsi en péril les personnes atteintes de cette déficience : la mastication peut engendrer des morsures internes de la langue ou des joues, la fièvre n'est pas régulée par la transpiration, les muscles peuvent dépasser la limite de leur résistance, etc. Ce qui oblige ces personnes à être sous une surveillance constante et donc dans un état de grande dépendance.
Voilà justement une pathologie que l'électronique et l'informatique pourraient améliorer. Mais quand notre système sensoriel est intact et fonctionnel, pourquoi vouloir le remplacer par des instruments de mesure étrangers à notre propre corps ?
Parce que beaucoup de personnes étant déjà déconnectés de leur corps, la tentation est grande d'avoir à disposition et à demeure des outils pour savoir si on a faim, si on a sommeil, si on doit s'activer, etc.
N'entend-on pas souvent dans nos consultations ou dans nos cours des personnes nous demandant :
"Qu'est-ce que je dois faire ?" Mais la vraie question est souvent : "Qu'est-ce que je ressens ?"
Le "faire" découle du ressenti. Il s'agit alors d'aider la personne à affiner son ressenti pour qu'elle découvre ce qu'elle doit faire. Bien sûr, on peut lui proposer une piste, un exercice, un mouvement, une posture.
Mais il faudra d'abord que la personne expérimente avant de valider le bien-fondé de l'action proposée. Elle doit se faire en quelque sorte son intime conviction sur la valeur de cette proposition. Elle devra en outre faire les ajustements personnels souvent nécessaires pour qu'un exercice lui soit profitable.
Et ce n'est pas simple d'amener quelqu'un à ressentir son corps, mais c'est le mettre sur la piste de son autonomie pour qu'il devienne en quelque sorte son propre thérapeute.
Ainsi le "quantified self" peut contribuer si l'on n'y veille pas, à développer cette dépendance vis-à-vis de la technologie et nous rendre ainsi plus malléables, plus dociles pour être de bons citoyens-consommateurs.
Notre humanité sera-t-elle préservée ? Sommes-nous voués, comme on le voit dans certains films d'anticipation, à devenir des cyborgs, des hommes-machines ? Qui sait ?
Allons-nous préserver notre statut d'êtres vivants ayant la capacité, comme le dit Edgar Morin, de nous auto-éco-ré-organiser ? Comment en être sûr ?
Alors ne soyons pas passéistes, n'ayons pas peur de l'avenir non plus, mais restons présents à nous-mêmes et au monde : c'est la voie de l'autonomie et de la liberté.
Pour en savoir plus :
Sommes-nous encore autonomes ?
De la mesure de soi (1/3) : Mettre l'informatique au service du corps
De la mesure de soi (2/3) : Des outils au service du corps
Edgar Morin (1990) "Science avec conscience", Points Seuil
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